« Je n’ai jamais eu d’imagination. » 

« Je viens pour voir ce que c’est, je ne vais pas rester. » 

« Je ne peux dire les mots que lorsque je suis en colère. »

Ces mots, recueillis en début d’ateliers de médiations artistiques, témoignent de postures d’incertitude, de méfiance ou de blocage. La créativité semble inaccessible, l’expression trop périlleuse. Mais au fil des séances, quelque chose se transforme, s’ouvre. 

« J’ai mal aux épaules, mais je m’amuse. » 

« Sans le vouloir, j’ai fait cette forme. » 

Petit à petit, le regard change, l’expérience se vit autrement. Ce glissement, du rejet à l’investissement, de l’empêchement à la création, est au cœur du travail des médiations artistiques et de l’art-thérapie. 

💡 Créer n’est pas un but, mais un processus : un chemin qui permet de passer de l’informe à la forme, du ressenti au dire. L’acte artistique ne vise pas la performance ou le beau, mais l’émergence d’un mouvement intérieur. Il donne à voir, à entendre, à ressentir autrement. 

En médiation artistique et en art-thérapie, la création devient un espace de transformation. Il ne s’agit pas de chercher à combler un vide ou à produire un résultat parfait, mais de faire avec ce qui est là. Expérimenter, oser, rater, recommencer. Accepter que l’expression prenne des chemins détournés, imprévus, parfois surprenants. 

🌿 Se donner la possibilité d’explorer, c’est déjà déplacer quelque chose en soi. 

Dans cet espace, chacun est invité à interagir avec la matière, à jouer avec les formes, à se laisser surprendre par ce qui surgit. Et c’est là que réside la puissance de la médiation : créer un cadre où le désir peut à nouveau circuler, où le sujet peut retrouver une place singulière et vivante. 

Parfois, il suffit d’un détail pour que ce basculement s’opère. Un geste, une couleur, un mot qui résonne différemment. Comme cette résidente d’un établissement pour seniors qui, après un long moment d’observation passive, s’anime soudain en découvrant une nuance de bleu qui lui plaît. De ce premier pas, naît un mouvement : elle se lève, touche, assemble, suspend ses créations, malgré la fatigue musculaire. L’impulsion créative a pris. 

Là où les mots manquent, la matière parle. Là où le désir semblait éteint, créer le ranime.

Du simple fait de parler, nous, tout sujet, faisons l’épreuve du manque, et par cette faille fondamentale : nous désirons.

“Ça n’est pas ça”… “Ce que j’ai fait”… “Ce que je demande”… “Ce que je dis”. Une expression du vécu subjectif témoignant d’une impossibilité structurelle : pas de signifiants – de mots – pour dire le réel du monde sans qu’il en reste une part impossible à dire.

Si, pour l’humain parlant, il y a toujours quelque chose, dans l’existence, qui manque dans ce que nous essayons de dire, de mettre en mots, il est alors essentiel de ne pas cesser de tenter de dire par différents moyens.

Par les arts ? Pourquoi pas.

La relance du désir est le mouvement même de la vie.

L’art-thérapeute et le médiateur se doivent de se garder à côté, au bord de ce trou, du manque à dire et donc à être. Leur fonction est de ne pas vouloir soulager la personne de ses manques, de ses désirs. Ne pas mettre l’accent sur réussir, mais ouvrir à rater – moins mal – ou rater encore et encore et encore. Pour que la valeur de cette diction singulière se perçoive.

Inédite, intime et universelle à la fois.

Lors de la lecture de productions d’un atelier d’écriture automatique en groupe (une écriture sans consigne, rapide, pour ne pas laisser le temps au contrôle de la raison de rattraper le flux de pensées et censurer la plume, écrire au “kill ô maître” en somme), il est assez saisissant de percevoir un point de bascule des textes : un mouvement qui laisse place à une échappée du discours mesuré. Après une phase de résistance, souvent emprunte de sensorialité, s’incarnent un “j’ai envie”, un désir, un “Je”.

Un glissement du ressentir au dire, fort et intime.

Anne Brun dans son ouvrage Manuel des Médiations Thérapeutiques reprend et décrit les premières phases de la créativité théorisée par D. Anzieu – Le corps de l’œuvre – comme suit : 

« Le saisissement créateur est décrit comme une sorte de crise intérieure, un moment de régression ou de dissociation se présentant sous forme de sensations, d’émotions, d’images.« 

« La deuxième phase du décollage créateur consiste à ramener au jour des morceaux de cette nuit intérieure du saisissement, autrement dit en une prise de conscience d’éléments inconscients.« 

Anne Brun, Bernard Chouvier, René Roussillon, Manuel des Médiations Thérapeutiques, Dunod, 2019, p. 227.

Découvrir l’étranger en soi et ses pulsions motrices. 

Ou comme l’énoncent parfois certains participants : “Sans le vouloir, j’ai fait cette forme”.

“Une autre façon de voir le monde peut contribuer à une autre façon d’habiter ce monde : œuvre d’émancipation. Une métamorphose. On passe de l’informe à la forme par un accouchement. C’est la réussite de l’art thérapie, la transformation. “ – intervention formative de Patrick  Dessez.

“Un moment arrive où les participants font des agencements, comme des mots, une syntaxe qui vient s’installer. Là, généralement, ça va mieux. Lorsque que l’hétéroclite apparaît, le bien être aussi.” – intervention formative d’Olivier Saint-Pierre.

L’intérêt de l’activité esthétique est d’avoir un autre regard que le sens commun. On imagine des possibles, des alternatives. Être pris d’abord d’un saisissement pour en faire quelque chose. Une vision esthétique, un écart de transformation qui figure autrement la réalité. Une vision singulière et créative. C’est dans cet écart, cette dissonance qu’apparaît cette vision esthétique. Il y a un peu de marginalité dans cette démarche. Cela demande aussi de s’y impliquer, quelque chose de soi. Ces écarts singuliers sont remarqués par les autres. Ils sont sources d’amour ou d’agacement mais témoignent de la place singulière de leur créateur. Trouver sa place est le meilleur moyen d’habiter la réalité.

Au niveau psychique, la recomposition esthétique opère d’abord une déformation (des opinions, des connaissances, des pratiques). Dans le meilleur des cas, elle se termine par une meilleure symbolisation.

En écoutant les commentaires d’une participante de l’atelier en train de réaliser une sorte de tipi emplumé, je n’ai pas pu m’empêcher d’être émerveillé de voir jusqu’où la symbolisation l’avait emmené dans son récit : “un lit/nid nuptial… la case des mariés… pour  la fille du chef… un décor moderne d’inspiration indienne. 

Cet objet “intermédiaire” est dans la réalité. Il résiste sensoriellement. Mais il est aussi transformé et investi du psychisme, du subjectif. Un objet transformateur. Symboliser c’est aussi différencier. Le rôle du médiateur/thérapeute est de repérer, trouver ou susciter des vecteurs de transformation.

Références